mardi 20 septembre 2016

5 février 2015 Roger

Cinq février deux mil quinze. Six heures seize.

Ainsi de suite

AnneAnne,
Une réponse un tout petit peu tardive avec de la tristesse pour l'état de tes yeux. Toujours en te souhaitant une amélioration et une guérison pour tes problèmes de vue.

J'ai continué à commencer le rangement de la correspondance en prenant le parti de dater, par exemple « cinq février deux mil quinze » pour espérer pour le moins faire une liste claire et objective pour une éventuelle correction.
Je me promets de faire un tableau numérique pour répéter sur le virtuel, les pages manuscrites déjà écrites.
Pour l'instant, j'essaye de me préparer mentalement à la demande faite par Talia, professeur de danse, école « Orpheus », colocataire du studio, demande de faire une conférence sur ma vie, le lundi huit janvier deux mil quinze à dix neuf heures trente. Ma dernière conférence sur Eric Satie a eu l'air de leur plaire.
Je ne note pas ce qui se passe dans ma tête, pour préparer cette exposition de moi-même. J'ai encore la même mauvaise croyance dans l’efficacité de ma mémoire. Je vais quand même me donner sur une feuille de papier des indications et des orientations.
Commencer par exemple, leur dire l'année de ma naissance.
Gros bébé de trois kilos six cents grammes, ne voulant pas sortir de la chambre maternelle, endroit où j'étais au chaud, nourri et protégé. La violence du docteur sage-femme, qui, malgré ma résistance à entrer dans le monde, a pris ma tête et m'a extirpé dans une lumière crue et aveuglante dans une chambre blanche. Le seul souvenir heureux fut la douce infirmière blonde qui me reçut dans ses bras, pour faire l'acte cruel de me laver sans être passé dans les bras et sur le sein de ma mère. Le docteur m'ayant déjà frappé dans le dos pour me faire crier.
De leur parler de ce choc profond qui me poursuit jusqu'à présent, appartenir au monde et être séparé. La peur de la séparation, peur qui continue à perdurer. Avec toutes les autres. Dans ces premiers instants, où je subissais deux forces contraires, ma volonté de ne pas vouloir sortir et la volonté de ma mère de ne pas me laisser sortir pour me prouver son désir de ne pas me quitter.
Ma mère, ayant eu un premier enfant mâle, aurait préférée un autre bébé de sexe féminin.
C'est ainsi que je fus pris dans le piège de « l'Entre ».
Entre, non pas l'antre. Ce « entre » que je retrouverai, avec les affres de la séparation, à toutes les époques des fils de ma vie.
Entre la vie et la mort, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, le genre masculin et le genre féminin.
Être au milieu, entre ma sœur et mon frère.
Je voudrais à partir de cette naissance, développer cette histoire, en privilégiant le fil de mon parcours artistique, sans trop me perdre dans les autres fils.
Je voudrais me comparer à un cocher, ayant dans les mains les rennes de quatre chevaux tirant ma charrette. D'ajouter qu'il faudrait leur dire, plutôt que me sentir comme un esquimau, avec dans les mains une dizaine de rennes comme les dix fils qui composent ma chronologie. Ce traîneau, glissant à toute allure sur le désert de neige blanche (encore le blanc) et pure, luttant avec le vent qui me fouette le visage.
Ou encore leur expliquer l'espace de ma vie comme le linge, rangé et mangé par les mites dans une armoire qui n'a pas été ouverte depuis des années. Pas l'armoire cercueil, car en Israël, les morts sont mis en terre, enveloppés dans un drap blanc. Encore le blanc.
Rire un peu. Sept heures dix.
Depuis cette demande de Talia, ces nouvelles pensées affaiblissent les autres pensées obsessives qui me poursuivent depuis plus d'un mois.

AnneAnne,
Je poursuivrai plus tard ce courriel, je l'écris et pense le faire vraiment, ne pas le faire vaincu par la paresse et la fatigue de fin de journée.
Mais, la pensée, l'affection, la considération que j'ai pour toi, le désir de ne pas fatiguer tes yeux, compenseront la non performativité de ma promesse.
Porte-toi bien, de mieux en mieux, soutenu par mon amitié profonde.
Ychaï.
Sept heures treize.


Roger Bénichou-YchaÏ

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