Cinq février deux
mil quinze. Six heures seize.
Ainsi de suite
AnneAnne,
Une réponse un tout
petit peu tardive avec de la tristesse pour l'état de tes yeux. Toujours en te
souhaitant une amélioration et une guérison pour tes problèmes de vue.
J'ai continué à
commencer le rangement de la correspondance en prenant le parti de dater, par
exemple « cinq février deux mil quinze » pour espérer pour le moins
faire une liste claire et objective pour une éventuelle correction.
Je me promets de
faire un tableau numérique pour répéter sur le virtuel, les pages manuscrites
déjà écrites.
Pour l'instant,
j'essaye de me préparer mentalement à la demande faite par Talia, professeur de
danse, école « Orpheus », colocataire du studio, demande de faire une
conférence sur ma vie, le lundi huit janvier deux mil quinze à dix neuf heures
trente. Ma dernière conférence sur Eric Satie a eu l'air de leur plaire.
Je ne note pas ce
qui se passe dans ma tête, pour préparer cette exposition de moi-même. J'ai
encore la même mauvaise croyance dans l’efficacité de ma mémoire. Je vais quand
même me donner sur une feuille de papier des indications et des orientations.
Commencer par
exemple, leur dire l'année de ma naissance.
Gros bébé de trois
kilos six cents grammes, ne voulant pas sortir de la chambre maternelle,
endroit où j'étais au chaud, nourri et protégé. La violence du docteur
sage-femme, qui, malgré ma résistance à entrer dans le monde, a pris ma tête et
m'a extirpé dans une lumière crue et aveuglante dans une chambre blanche. Le
seul souvenir heureux fut la douce infirmière blonde qui me reçut dans ses
bras, pour faire l'acte cruel de me laver sans être passé dans les bras et sur
le sein de ma mère. Le docteur m'ayant déjà frappé dans le dos pour me faire
crier.
De leur parler de
ce choc profond qui me poursuit jusqu'à présent, appartenir au monde et être
séparé. La peur de la séparation, peur qui continue à perdurer. Avec toutes les
autres. Dans ces premiers instants, où je subissais deux forces contraires, ma
volonté de ne pas vouloir sortir et la volonté de ma mère de ne pas me laisser
sortir pour me prouver son désir de ne pas me quitter.
Ma mère, ayant eu
un premier enfant mâle, aurait préférée un autre bébé de sexe féminin.
C'est ainsi que je
fus pris dans le piège de « l'Entre ».
Entre, non pas
l'antre. Ce « entre » que je retrouverai, avec les affres de la
séparation, à toutes les époques des fils de ma vie.
Entre la vie et la
mort, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, le genre masculin et le
genre féminin.
Être au milieu,
entre ma sœur et mon frère.
Je voudrais à
partir de cette naissance, développer cette histoire, en privilégiant le fil de
mon parcours artistique, sans trop me perdre dans les autres fils.
Je voudrais me
comparer à un cocher, ayant dans les mains les rennes de quatre chevaux tirant
ma charrette. D'ajouter qu'il faudrait leur dire, plutôt que me sentir comme un
esquimau, avec dans les mains une dizaine de rennes comme les dix fils qui
composent ma chronologie. Ce traîneau, glissant à toute allure sur le désert de
neige blanche (encore le blanc) et pure, luttant avec le vent qui me fouette le
visage.
Ou encore leur
expliquer l'espace de ma vie comme le linge, rangé et mangé par les mites dans
une armoire qui n'a pas été ouverte depuis des années. Pas l'armoire cercueil,
car en Israël, les morts sont mis en terre, enveloppés dans un drap blanc.
Encore le blanc.
Rire un peu. Sept
heures dix.
Depuis cette
demande de Talia, ces nouvelles pensées affaiblissent les autres pensées obsessives
qui me poursuivent depuis plus d'un mois.
AnneAnne,
Je poursuivrai plus
tard ce courriel, je l'écris et pense le faire vraiment, ne pas le faire vaincu
par la paresse et la fatigue de fin de journée.
Mais, la pensée,
l'affection, la considération que j'ai pour toi, le désir de ne pas fatiguer
tes yeux, compenseront la non performativité de ma promesse.
Porte-toi bien, de
mieux en mieux, soutenu par mon amitié profonde.
Ychaï.
Sept heures treize.
Roger Bénichou-YchaÏ
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