Trente mai deux mil quinze.
Sept heures cinquante huit.
AnneAnne,
Rêver d’être quotidien !
Merci de ton courriel, vraiment.
Je suis toujours heureux de te lire
malgré que tu ne me donnes pas de nouvelles de ton état de santé. Te lisant, je
m’imagine que les problèmes de vue ont été guéris après ta visite chez le
spécialiste.
Je « courrielle » des mains
en soignant mes pieds dans la bassine tchécoslovaque remplie d’argile verte et
de feuilles de thé vertes qui macèrent depuis des semaines.
C’est une de mes innovations pour
guérir la peau entre les orteils. Ces endroits étaient devenus très sensibles à
cause de la chaleur et de la fragilité de mon derme.
Fragilité physique et psychique.
J’invente, change souvent les moyens
que j’emploie pour guérir.
Comme je te l’ai écrit, je ne prends
plus aucun médicament, si ce n’est quelques compléments alimentaires que
j’achète en France dans le laboratoire « Lescuyer ».
Peu à peu, mon corps et ses
manifestations, démangeaisons, douleurs de dos deviennent moins douloureuses.
J’ai l’impression d’être plus clair, d’avoir
une nouvelle sorte d’énergie. Ma tête est le lien de milliers de petits
picotements désagréables mais supportables. J’imagine que ce sont des signes de
changements et d’éclosion de l’homme nouveau.
Beaucoup d’idées de travail, d’espoir.
Mon travail va peut-être aboutir et se mettre à la vue.
Le sage David.
Tu verras sa photo dans la
chronologie.
Je prépare cette chronologie en
pensant l’illustrer de photos et de petits textes. Je suis comme le jasmin que
j’ai planté. Je ne peux m’empêcher de foisonner.
La chronologie bouge et devient comme
un arbre. Le tronc est envahi par les branches, les feuilles et les fruits. Un
saule ou un petit cerisier.
L’assistante, Noga, avec qui je
travaille, amène ses amies, car elle parle de moi et de mon travail dans
l’école des Beaux-Arts « Betsalel » à l’Université Hébraïque de
Jérusalem.
Les tentures avancent grâce à leurs
mains et à leurs paroles.
Dan Wolman.
Le film commencé, il y a sept ans, est
sorti sur l’écran de la cinémathèque de Tel-Aviv. Il sera aussi projeté ce
prochain dimanche à Jérusalem. Je suis très gros dans ce film. Je n’avais pas
encore perdu mes graisses anciennes.
Je ne sais pas quoi penser à propos de
ce film. Mes amis qui l’ont vu me disent que je joue bien. Ce film est une
sorte de comédie. J’ai du le regarder déjà quatre fois. Pendant ces
visionnages, j’ai eu des moments d’ennui et d’énervement sur la manière et la
vision artistique du metteur en scène.
Le sage David.
J’avais connu ce sage à mon
installation rue des Prophètes. Sa femme, la fille d’un grand mystique venu du
Maroc, Baba Salé, avait « fabriqué » mon mariage.
J’ai appris et j’apprends à ne plus
laisser les personnes de bonne volonté manipuler ma vie.
L’angoisse de ma montée en âge, la
pression de la société, la confiance que j’avais donnée à ce sage qui, lui
aussi, mettait une pression pour accélérer mon adhésion à cette union, ont été
les éléments de mon acceptation.
J’ai vite compris, après quelques
jours, et peut-être même avant le mariage, qu’il n’y aurait pas d’amour.
L’angoisse d’Odélia et sa volonté de procréer, passaient avant sa considération
et son attention pour la construction d’une vraie relation.
Le temps passait sans qu’il n’y ait de
signe de nouvelle vie dans son ventre. Elle devenant de plus en plus bigote.
Cette situation a duré plus de trois mois.
J’ai du subir les affres des la procréation assistée jusqu’au moment où
l’hôpital me signifia qu’il n’y avait plus rien à faire.
Nous nous sommes tournés vers les
associations qui auraient pu nous permettre d’adopter un enfant. A cause de ma
pauvreté, nous avons essuyé un refus. Odélia aussi ne gagnait pas beaucoup
d’argent. Elle travaillait seulement quelques heures comme professeur d’anglais,
je ne sais plus où.
Dans cette période, elle consultait les
vielles femmes dévotes qui lui donnaient des conseils pour procréer. Ainsi,
j’ai dû manger des couilles d’animaux, boire des eaux dans lesquelles avaient
trempé des écritures sacrées, et autres délires…
Est-ce que ces histoires de bigoterie
mériteraient un fil ?
Me pensant comme un être doux, j’avais
beau demander à Odélia de la patience, lui expliquer que, selon moi, un enfant
devait être conçu par l’amour. Que nous devions avoir de la patience l’un vers
l’autre, elle restait dans son angoisse de ne pas avoir d’enfant. Arriva le
moment où elle demanda le divorce.
Je suis allé dans les bureaux pour
demander les papiers de procédure. J’ai mis ces papiers sur le piano, ce piano
droit Pleyel qui avait voyagé d’Oran à Paris et trônait dans l’appartement de
la rue des Prophètes. Ces papiers sont restés à la même place pendant un an.
O. a insisté pendant tous ces mois
pour divorcer. Après avoir attendu plusieurs mois, et devant son insistance, j’ai
demandé à un ami rabbin de m’aider à remplir les papiers. Nous avons divorcé
très vite. La veille de notre comparution au tribunal rabbinique, O. m’a
demandé de revenir sur sa décision. Je n’ai pas accepté, ayant déjà fait et
imaginé dans ma tête, le retour à la solitude.
Après le divorce, ma joie et mon rire
sont revenus.
Ce passage marital et la tombée dans
la bigoterie de O. m’avaient éloigné de mon désir d’être religieux.
J’ai arrêté tous les actes religieux,
me concentrant de plus en plus sur la peinture et la philosophie.
Pour moi, tout est devenu thérapie.
Je ne pense plus « Qui
suis-je ? » mais comment changer.
J’ai donc, commencé à ne plus ranger
mes souliers quand je rentre dans l’appartement mais à les jeter n’importe
où !
Je traque tous ce qui appartient à des
mots et aux clichés de l’éducation que j’ai reçue.
L’injonction de faire comme cela ou
comme ceci, de ne pas dire cela et ne pas penser ceci.
J’espère me changer en changeant les
détails, en nettoyant les poubelles de l’éducation et les habitudes, faire
comme ci ou comme ça.
Je me suis éloigné de mon sujet. Du
sage David aussi.
AnneAnne,
Te lire est une joie. Je pense à toi.
Affections, Amitiés, souhaits,
t’envoyer de l’énergie par mes petites histoires.
Réécrire le rire, clarifier les
couleurs.
Je t’embrasse avec les bras grands
ouverts.
Ychaï
Huit heures cinquante neuf.
Je n'ai pas relu.
Roger Bénichou-YchaÏ