Quinze mai deux mil quinze. Quatre heures vingt six.
AnneAnne,
As-tu vu ton technicien des yeux ?
Comment te portes-tu ? Se porter porte ouvert
fermer se fermer s’ouvrir
Comment vas-tu ? Aller, marcher.
The Microsoft Word commence à l’heure actuelle, quatre
heures trente et une, à m’emmerder.
J’ai eu des problèmes depuis plus de vingt ans avec le
son d'une voyelle, le « E ». Je travaille avec une personne dont le
nom fini par « ER ». J’ai transcrit en « EUR ».
Les envois de mail à cette personne me revenaient.
Google n’ayant pas encore appris à ses machines à différencier l’oral de
l’écrit. J’avais transcrit « ER » par « EUR ».
J’ai cherché pendant des années à comprendre pourquoi,
malgré mes demandes à cette personne qui, à chaque fois, m’écrivait un
petit papier avec son adresse mail, les courriels me revenaient. Après tout ce
temps passé, j’ai résolu cette énigme avec l’aide de Jon. Il y a quinze jours,
redemandant encore une fois par écrit l’adresse du courriel de cette personne,
je soumettais ce papier à Jonathan qui me fit remarquer que le nom s’écrivait
« ER » et non « EUR ». Ayant corrigé les écritures sur le
service Google, j’ai pu respirer et sortir de l’angoisse de la lecture.
Après cette grande leçon, je suis tombé dans une
analyse profonde de mon fonctionnement. Mon cerveau fonctionnant à très grande
vitesse enregistre et se persuade de la véracité des informations que je
reçois. Je transcris ces informations contenant ces erreurs en pensant qu’elles
sont vraies et ne me remets plus en question.
Je ne corrige pas le lien entre l’oral et l’écrit et
continue de m’étonner des réactions de Google. Je ne lis pas attentivement pour
déceler l’erreur, étant persuadé que je lis « ER » dans une adresse
écrite « EUR ».
J’avais l’impression que Google était dans son tort
alors que, c’est mon cerveau qui répète le même cliché, la même répétition
inconsciente.
« EUR » au lieu de « ER ».
J’apprends ainsi à me remettre en question. Je traque
tous les clichés que le langage, l’éducation, la croyance dans les mots
entendus ou lus, sont enregistrées dans les mémoires. Comme ma mémoire est
surtout affective, ces mots se gravent parce qu’ils viennent des personnes
aimées.
Pendant plus de vingt ans, je crois que je lis « ER »
alors qu’il est écrit « EUR ».
De nombreux mots et de clichés faux sont ainsi parqués
dans ma mémoire. Ils m’ont empêché de vivre et d’approcher des êtres, des
livres, des artistes.
Mes critiques et les critiques lues ou entendues, mes
jugements hâtifs ont fermé les portes. Il m’a fallu des années pour comprendre
que j’étais passé à côté de…
Tony Gatlif
Ma rencontre avec Frédérique H. rencontré à la « Schola
Cantorum », s’est transformée en vie commune au dix neuf rue des Blancs-Manteaux.
A sa demande, nous avons déménagé pour vivre avec ses amis Tony Gatlif et Marie-Thérèse
G. dans une petite maison à Maisons Laffitte.
Le matin, je passais beaucoup de temps à boire du café
dans la cuisine, en écoutant Tony Gatlif raconter ses rêves et développer ses
projets cinématographiques. Il était étudiant dans une école de théâtre, voulait
être metteur en scène. C’est dans cette école qu’il rencontra Frédérique H.
Ils habitaient Saint Germain en Laye.
Il me raconta son enfance algérienne, ses ascendances
tziganes et arabes, les films qu’il voulait réaliser, et ses désirs d’acteurs.
Etant plongé dans mes propres angoisses de réalisation
artistique et autres, mon oreille était critique et n’accordait pas aux propos
de Tony Gatlif un futur.
Je me suis trompé gravement. J’ai commis des erreurs
de jugements maintes et maintes fois.
Trente ans après, dans un de mes voyages à Paris, j’ai
revu Tony Gatlif dans un café de la place St- Michel.
Il m’a raconté comment il a monté dans un de ses
films, mes comportements dans cette cuisine de Maisons-Laffitte.
A sa demande, j’avais composé la musique deux chansons
pour un de ses premiers films, Frédérique H. ayant écrit les paroles.
J’ai retrouvé dernièrement les partitions.
Ce petit texte pour illustrer le fonctionnement de mon
cerveau, pour pouvoir étoffer ce récit.
Cinq heures vingt quatre.
AnneAnne,
Je termine ce courriel, non pas parce que je le veux,
mais parce que je suis emmerdé par Microsoft Word.
Je pense à toi, vraiment. Pensées nouvelles, fraîches
comme les fleurs de jasmin plantées sur mon balcon. J’enverrai des photos
progressives de son épanouissement. Jasmin et autres fleurs plantées dont je ne
sais pas les noms. Il y a même un chou.
Je t’embrasse les bras tendus et bientôt rafraîchis
parce le jour se levant, je vais sur le balcon.
Ychaï
Roger Bénichou-YchaÏ
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