Cher Ychaï,
Ton récit me ravit, complétant par petites touches ce que
je sais déjà.
Ma scolarité fut chaotique. Renvoyée du lycée en fin de 3ème,
avec quand même un joli palmarès, 5 Conseils de Discipline.
Le premier en 6ème, j'avais dix ans, pour un 0
maquillé en 6 sur mon carnet de notes.
« Passer en Conseil », comme on disait, relevait
d'une forme de Cour de Justice. Après avoir subi la convocation dans le bureau
du Censeur, l'annonce de la découverte de ma falsification, l'angoisse au
ventre dans l'attente du courrier envoyé aux parents et leurs réactions, je me
retrouvais désignée du doigt à la face publique.
Dans la cour, un panneau vitré était dédié aux récompenses
des élèves, et il avait son pendant, celui des fauteuses de troubles.
Chaque Conseil de Discipline y était annoncé, les
malheureuses élues, nommées, ainsi que leur forfait. Les condamnations
rajoutées ensuite.
La partie administrative de ce Lycée qui était l’un des
plus important de la ville, se trouvait dans ce qui fut un bel hôtel
particulier du XVIIIème siècle.
Je revois cet escalier, majestueux, dont, la première
fois, je montais chaque marche le plus lentement possible, sans que
rien ne vienne empêcher que je n'arrive en haut. Je n'ai pas gardé en
mémoire les détails de ces procès, excepté l'argument mis en avant par l'élève
qui me servait d'avocate. « Elle a fait un 6, elle aurait pu faire un 9
! ».
Je crois que j'ai dû penser « faut pas exagérer quand
même, personne n'y aurait crû ! » Mais l'argument a porté, je m'en suis
tirée avec la peine la plus faible, un avertissement.
En fait, je crois que j'étais plutôt fière, voire flattée
d'être montrée du doigt ainsi, surtout que l'opprobre n'avait pas court entre
élèves.
C'était en famille que c'était pénible.
Les 4 Conseils suivants, pour indiscipline, j'y
allais blasée. Ils n'étaient que des jalons, comme des bornes kilométriques,
sur le chemin d'une enfant qui avait fait sa place parmi les autres, n'ayant
pas trouvé d'autres solutions, en les faisant rire. J'étais nulle en tout, mon
énergie entièrement mobilisée par ce constat, ma mère aimait ses quatre
autres enfants et pas moi.
J'organisais ma survie. Mentir, voler, espionner,
fouiller. Et c'était une spirale infernale, j'aggravais sans cesse la
situation, devenant tous les jours un peu plus, le mouton noir de la famille.
J'encaissais les coups, mon père ayant fait sienne
cette devise, « Qui bene amat, bene castigat ».
Le souvenir le plus dur, des vacances de Noël au ski,
privée de ski, privée de cadeaux. Me sentir seule au monde, réfugiée dans la
chambre glaciale où ne parvenait pas la chaleur du poêle, juste les rires
joyeux de cette famille qui était la mienne, dont j'étais exclue. Et subir
cette comédie de faire comme si rien ne se passait. C'était d'une violence
inouïe.
Avant nous avions passé la veillée chez le Père Rebattu,
l'épicier du village qui nous louait l'étage d'une maison voisine. Lui et sa
femme étaient l'antithèse de mes parents. Ils avaient dix-sept enfants, et
quand il y a de l'amour pour un, il y en a pour tous, et pour les sept que nous
étions aussi. Ca débordait de bonne humeur, un brouhaha constant de rires,
j'aurai voulu rester là.
Tous nous étions allés ensemble à la Messe de Minuit. La
nuit, la neige qui tombait, la ferveur dans cette petite église, les
embrassades et les « joyeux Noël »… Je m'étais laissée envahir par la
magie de ce moment.
Il y a quelques années, mon plus jeune frère m'a raconté
son Noël sans cadeaux, à lui. Jusqu'à la dernière minute, il a cru à une simple
menace. Et le monde s'est écroulé. Il ne s'en est jamais remis.
Moi ce soir-là, j'ai eu envie de mourir. Mais
contrairement à lui, j'avais une force intérieure qui n'a pas cédé. Il m'a
fallut des années, presque 50 ans, pour que je la libère, mais tout le
temps de mon analyse, je savais que j'y arriverai.
Je suis très loin de ce que je voulais écrire, après le
Lycée j'ai terminé ma scolarité dans un cours religieux privé, fréquenté par la
vieille bourgeoisie marseillaise. Les élèves étaient filles d'anciennes élèves…
Les « étrangères » comme moi, ne rentraient pas dans ce cercle. Nous
n'avions aucun point commun, j'étais pauvre et regardée de haut.
Les professeurs, étaient pour la plus part d'anciennes
élèves.
Sauf Madame B., notre prof d'espagnol, qui avait fui le
franquisme, et je crois, détestait ce milieu, ces élèves dont les parents
étaient médecins, pharmaciens, industriels ou avocats et qui n'auraient aucune
difficulté à en faire autant.
Et elle avait pour moi une indulgence qui me touchait, car
j'assistais aux cours et je ne faisais rien.
C'est grâce à elle que j'ai découvert Garcia Lorca. Elle
nous a passé en classe, le disque de Paco Ibanez, et ce fut un choc. Il y
a tout un pan de mon histoire lié à ce disque, mais une autre fois.
J'ai cherché à retrouver cette femme que j'ai comprise
beaucoup trop tard. Je voulais lui dire ma gratitude. Mon échec m'a consternée.
Je savais que son fils était champion de natation, elle en parlait parfois avec
beaucoup de fierté. Mais ce devait être un champion local, je n'ai pas retrouvé
sa trace non plus. Sans doute était-elle morte. J'espère que mes pensées ont
trouvé leur chemin vers elle.
Garcia Lorca est entré dans ma vie, et n'en est plus
sorti. C'est une sorte de frère qui m'a accompagné, toujours.
Aujourd'hui, dans le rituel du coucher de S., deux
chansons de Paco Ibanez. J'ai passé le relais, Federico fait partie de sa vie,
associé à toutes les bougies que l'on allume avant d'éteindre la lumière. Ce
moment qu'elle a résumé très vite, vers un an, « beau ». Maintenant
elle ajoute d'autres mots, mais l'émerveillement est le même. Une chanson
argentine, celles de Federico, une petite histoire en espagnol où elle tient sa
place. Parfois je prolonge avec les vieilles chansons françaises qui ont
bercé ses premiers jours.
Et puis au lit.
Elle souffle les bougies, sauf une. Celle qui par sa
chaleur fait tourner un petit carrousel d'anges, qui m'a rendue folle de joie
lorsque je l'ai trouvé. Quand j'étais enfant cela existait déjà, inspiré de la
fête de Sainte Lucie des pays néerlandais. C'est en décembre, la Fête de la Lumière.
Des fillettes symbolisant Sainte Lucie, portent, sur leurs cheveux blonds comme
les blés des couronnes ornées de bougies allumées.
Et les petits manèges d'anges de mon
enfance tournaient au dessus de 4 bougies rouges. Ils sont devenus
introuvables, trop dangereux sans doute.
Mais avec S. on aurait fait très attention, c'est sûr.
Avant que je n'éteigne la dernière bougie, elle s'allonge
et je lui demande avec qui elle veut dormir, elle entasse entre ses bras, chat,
ours, bébé, doudou, girafe. La dernière fois, pendant que je chantais, elle a
trouvé à côté d'elle une paire de mes chaussettes. Depuis elle dort avec. Elle
a hérité de tous les jouets d'A. Dont une toute petite poupée, un peu
gribouillée au feutre, et des paillettes collées sur le visage. Elle fait
partie des préférées. Elle l'appelle « Gaga ». C'est mon nom.
J'ai refusé d'entrer les surnoms traditionnels dans
lesquelles je ne me reconnais pas. J'ai choisi « Gatita ». J'ai
d'abord été « gue », puis « guegue », enfin « Gaga ».
Et j'adore.
L'idée entre nous c'est ça. Tu racontes. Forcément je
pense à quelque chose et je raconte aussi. Et toi en lisant, tu auras aussi une
réaction. Ou bien tu passes à autre chose.
C'est rare de rencontrer quelqu'un avec qui cet échange
puisse exister.
A vrai dire tu es le premier, parce que jusqu'à maintenant
nous n'avons rien vécu ensemble, donc tout peut se dire.
L'incohérence n'est qu'apparence.
Nous tirons des fils, ils tissent quelque chose.
L'un est la trame, le fil horizontal, l'autre est la chaîne,
le fil vertical.
Les deux rôles sont interchangeables, c'est dire à quel
point le tissu qui va s'élaborer tracera non pas nos vies en parallèles, mais entremêlées.
C'est la raison pour laquelle il ne faut pas nous
commenter, cela arracherait un fil, et c'est très dur de continuer à tisser
avec un fil absent.
Anne